16 au 31 octobre 2008
Jeudi 16 octobre, Bruxelles. Au journaliste qui lui demandait de commenter la prévision par le FMI d’un taux de croissance de 0,2%, Christine Lagarde répondit exactement ceci : « C’est… c’est… Excusez-moi, mais le mot ne me vient qu’en anglais » ; ce mot, elle ne le dit pas, et resta muette. Si l’on me demandait la cause de nos maux, je dirais qu’elle est justement dans nos mots ; elle est dans le fait que les mots ne disent plus la chose (il faudrait là de longs développements), et plus particulièrement que l’oligarchie mondialiste parle et donc pense en anglais –américain. Songeons par exemple que le mot Etat n’existe pas dans cette langue –qui utilise des expressions comme « local government », ou « leadership », ce qui n’est est tout différent : en fait, rien ne nous est plus étranger, au moins quand à la politique que le « logiciel » étatsunien ; et quand on est si loin de soi, si dépourvu d’Etre, on ne peut guère envisager de « faire », encore moins de pouvoir …
(Je crois que j’ai écris« Etre et Parler français » en réponse, sans doute inconsciente, à leur « Parler et Etre américain ».)
Samedi 18 octobre, Mirebeau. Au fond, le seul vrai plaisir des voyages, pour moi, maintenant, c’est celui des retours – chose sans doute désastreuse. Mais, ce matin, le temps est si clair que je regarde sans cesse le jardin, et ses couleurs. Une petite brise fait continuellement tomber des feuilles ; en certains moments, il y en tant qu’on croirait une neige d’or.
Dimanche 19 octobre, Mirebeau. Un petit pincement, ce matin : avoir dû, à cause de mes écritures sur la Belgique, renoncer à faire le voyage de Colombey où j’étais convié, comme tous les membres de la Fondation Charles de Gaulle, à assister au cinquantenaire de l’historique séjour que fit au domicile du général le Chancelier Adenauer. Consolation : pourquoi célébrer ce fameux couple qui se survit depuis des années et qui, à franchement parler fut littéralement un échec, aperçu depuis la déconvenue du « protocole additionnel » de 1963 : moins de cinq années d’idylle, c’est mince.
Le couple franco-allemand eut, quelques temps, un peu de sens : pour la France d’abord, qui crut trouver à Bonn l’indispensable partenaire d’une Europe reposant sur la coopération entre de grands Etats ; pour l’Allemagne surtout : affaiblie économiquement, politiquement et moralement par les deux guerres qu’elle a déclarées à ses voisins en 1914 et 1939, qu’elle a menées sans retenue, et qu’elle a l’une et l’autre perdues, l’Allemagne trouva fort opportune, dans les années 50 et 60, une alliance avec la France qui la réhabilita peu à peu –tout en entretenant son prisme atlantique traditionnel, s’assurant ainsi un rapide redressement économique. Le point culminant de ce qu’on appela dès lors, surtout en France, le « couple franco-allemand », fut, comme on sait, l’émouvant séjour que le chancelier Adenauer fit à Colombey il y a cinquante ans –et qu’on a célébré hier, me dit Saint Robert sans entrain, et dans une pagaille remarquable.
Las, dès la malheureuse affaire dite du « protocole additionnel » par laquelle, ajoutée in extremis au traité de l’Elysée de 1963, l’Allemagne rappelait sa relation privilégié avec Washington, on vit que, pour autant, elle n’entendait pas se lier pour ainsi dire structurellement à la France. L’affaire provoqua l’une des plus mémorables colères du Général : découvrant qu’il avait été victime d’une sorte de double jeu, comme Briand l’avait été devant Stresemann et son célèbre finassieren, il retrouva d’un coup les mots extraordinairement violents (il parla même de « nouvelle guerre s’il le faut » devant un Peyrefitte médusé) qu’il eut tout au long de sa vie à l’endroit d’un voisin qu’il connaissait mieux que tout autre, et jugea continuellement dangereux -on n’ose rappeler les qualificatifs dont il usa dans les années 1910, mais aussi les années 1920 et 1930, pour ne rien dire des années 1940, y compris après guerre, souhaitant alors rien moins qu’on la « dépeçât »… Cependant, aussi longtemps que la France, rétablie par la Vème République dans sa politique permanente, et par là dans son indépendance, sa puissance et son rayonnement, demeura la première puissance européenne, l’Allemagne composa avec elle : il y eut des bas (en 69, l’affaire Soames confirma incidemment la duplicité de Bonn), et des hauts, telle l’entente entre Giscard d’Estaing et Schmidt qui, comme le disait perfidement Michel Jobert « se tutoyaient en anglais ». Cependant, tandis que la France, égarant peu à peu sa politique et se niant elle-même au point de se persuader qu’elle fut complice des pires horreurs de la guerre, allait s’affaiblissant, l’Allemagne se rétablissait pas à pas. Aussi longtemps qu’elle n’avait pas accompli l’essentiel, l’obsessionnelle « réunification », il lui fallait cependant faire patte de velours (ce que le chancelier Brandt avait appelé « ne pas réveiller les chiens endormis » -les « schlafende Hunde étant évidemment les Français »- à quoi Mitterrand, rompu de longue date aux complicités de la sempiternelle « Europe nouvelle », fit semblant de ne voir que du feu.
Avec l’effondrement soviétique, l’occasion se présenta bientôt d’une réunification magnifique : on la vit aussitôt revenir à une politique de puissance, provoquant la dislocation de la Yougoslavie, se vengeant d’une petite Serbie qui par deux fois avait joué dans les guerres un rôle décisif contre elle, se réinstallant en Méditerranée par la Croatie et la Slovénie. Tut lui redevint possible sous couvert d’une « Europe unie » que, depuis Maestricht puis les élargissements, elle domine de tout son poids, à la fois par sa puissance économique, son volontarisme et un modèle fédéral qu’elle parvient peu à peu à étendre à tout le continent, le morcelant à mesure, -et l’on vit Mitterrand glisser à Verdun sa main dans celle d’un Kohl immense et bonhomme, comme l’on vit la parité entre les deux partenaires progressivement détruite par des traités « européens » qui, tous, accordaient plus de voix, plus de sièges, et, surtout plus d’empire à « l’homme fort » du « couple ». Au Parlement européen (où elle dispose de 99 sièges, la France de 78, cela sans rapport avec les réalités démographiques), la prédominance allemande se voit à l’œil nu. Il suffit aux Français, une fois de plus, de fermer les yeux.
Certes, on voit souvent perdurer des couples inégalitaires. Mais, en cette année 2008 dite des « noces d’or », (est ce l’or de la banque de Francfort, où le couple s’est décidemment installé ?), on dépasse toute mesure . dans l’actuelle « crise financière » (comme s’il ne s’agissait que de cela !), la presse épilogue fort sur les « différences d’approche » entre Paris et Berlin : et certes, l’habile Chancelière, dont on ne se demande même plus les arrière-pensées quand le sémillant Sarkozy l’embrasse comme du bon pain en chacun des sommets en ribambelle qui tiennent aujourd’hui lieu d’action politique, n’est pas prête à recevoir dans la figure une sorte de Colbert ressurgi comme un spectre dans les actuels discours présidentiels. Elle ne l’envoie pas dire, les sommités européennes relayant à qui mieux mieux le mot d’ordre : les « vieux » Etats sont tout juste des pompiers de circonstance, qu’il faudra tôt ou tard, le feu circonscrit, renvoyer dans leurs casernes.
Cette année, une bien triste affaire avait déjà montré combien la politique de la France était entre les mains de celles de l’Allemagne –ne parlons pas de l’esprit de nos sommités diplomatiques, qui l’est plus encore, le Quai d’Orsay trouvant dans l’entente germano-américaine l’occasion inespérée de réconcilier enfin ses deux pentes, l’anglo-américanophile et la germanophile. Je veux parler d’une affaire qui fit grand bruit au Printemps, et qui est passée incontinent à la trappe, l’Union méditerranéenne. Où en est-elle au juste ?
Lundi 20 octobre, Strasbourg. La course présidentielle américaine, sur fond dit « de crise », passionne moins qu’à l’ordinaire. On donne Obama gagnant, ce dont je persiste à douter. Peu à peu, la plupart des commentaires qui le concernent se concentrent sur sa couleur de peau : noire pour les uns, noire et blanche pour les autres, on parle de « noir à culture blanche », les combinaisons n’en finissent pas… c’est le degré 00 du débat politique, d’autant plus consternant que l’on admet désormais qu’un si secondaire sujet détermine bien des votes, etc… Rome ne faisait pas tant de chichi qui se donnait quelquefois à des empereurs de très lointaines origines –et certes, je parle là de la Rome que l’on appelle gentiment « tardive »…
Mardi 21 octobre, Strasbourg. Diable d’homme ! Ce Sarkozy est impressionnant : sa faconde, son aisance, ce don d’empathie qui marque les grands avocats dans le prétoire ont de quoi séduire tout le monde –en France s’entend, car il s’avéra assez vite que les matricules Merckel, Junker et autres Barroso seront quelque peu incommodés de recevoir ainsi Colbert sans plus de façons dans la figure… Diable, c’est que le logiciel français n’est pas celui des autres !
Qu’ils se rassurent, ni Colbert ni Lord Keynes n’ont de chance de revenir sérieusement, pour la raison simple que l’intervention de l’Etat dans l’économie suppose un Etat, et que les ombres qu’on invoque aujourd’hui, endettés, dépourvus d’autorité et des instruments d’action de l’Etat traditionnel ne sauraient faire grand mal au libéralisme progressiste de rigueur. Si décidemment ils doivent servir de deus ex machina seul capable de conjurer les avanies d’aujourd’hui, il faudrait commencer par restaurer leur intervention, le pouvoir de battre monnaie, une suffisante latitude pour élaborer un budget en dehors de la reconduction des services votés (donc un sérieux mélange interne et pour commencer la remise sur les rails de services publics aujourd’hui hors de tout rail, telle l’Education Nationale ou la Justice ; enfin de coordonner, des politiques sectorielles, d’être assez souverains vis à vis des oligarchies pour leur imposer, sinon un plan, du moins une politique…
Jeudi 24 octobre, Paris. Les Cahiers VI sont enfin bouclés ; j’ai donné pour titre : Mondialisation, suite et fin, en hommage au prémonitoire « fin de la globalisation » de John Saul, par en 2005 je crois). Le dossier est consacré à la politique étrangère de la France : c’est qu’elle pourrait, finalement en retrouver une , quand tout le fatras de la « diplomatie multilatérale », sera enfin retombé…
Samedi 25 octobre, Mirebeau. Du Maroc, JPPH, m’envoie cette étonnante phrase de Péguy : « Etre libéral est le contraire d’être moderniste » (l’Argent). De ce point de vue, ce qu’il est convenu d’appeler « la crise financière » n’est pas une crise du libéralisme, mais celle d’une « modernité » qui s’est peu à peu confondue avec la désertion de toute forme de politique, quelle qu’elle soit.
Le libéralisme n’est pas une pensée antipolitique, mais une pensée de l’autonomie du politique –d’où celle-ci tire sa légitimité, la légitimité de l’arbitre extérieure aux équipes, et sa force. L’incroyable inflation des normes juridiques de tous ordres. L’enchevêtrement indescriptible des personnes publiques et, surtout, un niveau incroyablement élevé de prélèvements devrait interdire à tout esprit de bon sens d'utiliser le mot "libéralisme" pour qualifier la période actuelle ; surtout, l’abandon de l’Habeas corpus et les mesures adoptées depuis le 11 septembre sous le couvert de lutte contre le terrorisme n'ont évidemment rien de « libérales ». Le modernisme, c’est Big Brother, soit le contraire, en effet, du libéralisme, tel qu’on l’a toujours entendu en France. Comme Péguy avait vu juste !
Mardi 28 octobre, Bruxelles. Les flonflons de l’interminable célébration de « mai 68 » n’étaient pas plus tôt retombés qu’une triple crise nous plongeait dans un monde à la fois nouveau et sombre : crise économique d’abord : la panne de croissance, en UE comme aux EU, est au fond de tout). Crise commerciale ensuite, dont on parle trop peu : échec de Doha, diminution du commerce international dont témoigne le ralentissement du commerce maritime depuis plus d’un an et le fait qu’un bon tiers des navires commandés depuis 2002, ne verront sans doute pas le jour : point fort important, qui corrobore le ralentissement de la mondialisation. Crise financière, celle-ci accentuant les autres en un cercle calamiteux, lequel annonce une série des crises sociales puis probablement politiques. Ce que l’on mesura d’abord en semaines, puis en mois, et qu’il faudra sans doute compter en années est bien autre chose qu’une « crise », mais la décadence de tout un système. A pareille dimension, le crédit qui s’effondre n’est pas bancaire, il est d’abord intellectuel : depuis 68, l’esprit du temps est soumis à une idéologie puissante ; non point, comme on l’a trop dit, le libéralisme mais une progressisme autoritaire, et survolté au point de pulvériser ce qui l’avait longtemps contenu, le primat reconnu au politique. Une récente phrase de l’ineffable Cohn Bendit dit tout : « ce qui m’intéresse, ce n’est pas la politique, c’est comment la société évolue » (sic). Phrase typique du progressisme : la société évolue toute seule vers le nirvana, la grande libération inscrite dans les étoiles, l’anticipation financière n’étant qu’un aspect de la culture générale de l’anticipation qui fonde la progressisme. Or, c’est cette culture là (née au fons au XVIIème siècle) qui s’effondre. Nous n’avons pas fini d’en parler…
Mercredi 29 octobre, Bruxelles. Etonnante rencontre hier, au Conseil, avec Christian de Boissieu (adjoint de Javier Solana), qui m’a aimablement convié à un petit déjeuner finalement assez long, et vertigineux. En sortant, ai pris force notes, que je ne m’autorise pas à retranscrire ici, sa liberté de ton signifiant assez qu’il ne parlait que pour nous (Parlons notamment de la suite de traité de Lisbonne, mais aussi des questions belges). Trois choses peuvent cependant être dites, je crois.
D’abord, preuve est faite, une fois de plus, qu’il y a au cœur du système européen, des défenseurs acharnés, et sincères, de la France. Le personnage, comme il m’avait été dit de toutes parts a de l’envergure –je l’écoute stupéfait me dire que son problème, c’est de « continuer Louis XIV par l’Europe» -me reprocherait-il décrire au moins ceci ? Il y croit, sa sincérité ne fait aucun doute.
Ensuite, je vois bien que toute la querelle « européenne » d’aujourd’hui tient au regard que l’on porte sur l’Allemagne. Boissieu à l’évidence, la tient pour un partenaire fiable –ainsi un autre personnage remarquable, Pierre Maillard, avec qui j’eus plusieurs fois semblables conversations. Il suffirait de savoir la prendre… Quant à moi, je doute que l’on puisse faire du Louis XIV avec la complicité de l’Allemagne ; nombreuses notes prises hier sur ce sujet.
Enfin, impression de sérieux que donne l’atmosphère du Conseil –aux antipodes de l’atmosphère du Parlement européen, et, dans un autre registre, de la Commission. Ici, calme et travail : on sent le repaire des grands Etats. Sur les Etats, justement, Boissieu revient sans cesse sur l’idée que l’on ne fera jamais rien sans eux –du moins, les grands Etats. Certes, certes : mais voici plus de cinquante ans que l’idéologie « européenne » les disqualifie, en commençant par leur sommet, la Souveraineté. Alors ?
Vendredi 31 octobre, Mirebeau. Parti me promener en voiture dans la froide campagne, pour le simple plaisir de voir des paysages d’automne, roulant au hasard vers l’ouest, jusque assez avant dans les deux Sèvres (village d’Ervaux), et m’égarant finalement, je demandai mon chemin à une jeune fille. Las, elle ne connaît pas Mirebeau; je lui demande donc la direction de l’Est : la voici tout interloquée ; Est, Ouest, de quoi s’agit-il ? Ces mots tombent pour elle de la lune. D’ailleurs, comme si cela avait un rapport, elle ajoute « je ne suis pas vraiment d’ici » -un peu, mais pas vraiment ; un peu d’ici, un peu d’ailleurs… Retrouvant au jugé une route connue, et rentrant finalement dans le soir glacé, je ne peux m’empêcher d’apercevoir dans l’ignorance des points cardinaux l’une des plus sûres causes du déficit de la sécurité sociale : s’ils ne savent pas d’où ils sont, où ils sont, d’où ils viennent, s’ils n’ont pas en tête plus de géographie qu’ils n’ont d’histoire, comment ne seraient pas étreints par une secrète, très secrète angoisse ; et comment, raccrochés à rien qui les fixe dans le monde, dépassés par tout, n’en seraient-ils pas malades ?
Pense à cette phrase si curieuse de Gabrielle d’Annunzio : « Ils n’y a que les imbéciles qui meurent » ; aussi à la phrase de Freud que me disait l’autre jour VH : « Il est interdit de mourir ». Foi ou l’intelligence : deux façons d’être au monde qui, en principe, suffisent à tuer la mort… Ce sera mon viatique pour ces journées de Toussaint…